samedi 9 novembre 2019

Il était 1 fois, 1 mur


Témoignage de Malika Filali qui raconte sa journée.

· Il y a 30 ans aujourd'hui. Un des plus beaux jours de ma chienne de life. Ce jour qui, depuis, me fait croire farouchement que TOUT est possible. Tant qu'il y aura des hommes. De bonne volonté. Et des peuples qui crient. ------------------------------------------------------ Les tribulations d'une Marocaine dans les 2 Allemagnes 9 novembre 1989: le Mur est tombé, l'indicible s'est produit, l'improbable est arrivé, les poules ont eu des dents, la semaine a eu 4 jeudis et impossible n'est plus allemand! Il n'y a plus qu'une seule Allemagne. Nous dansons tous, les Allemands et nous, les autres. Nous autres qui pensons à nos murs à nous, invisibles certes, mais parfois insurmontables... qui sait? Si une solide muraille made in Germany a pu tomber, pourquoi pas les nôtres, si souvent rafistolées par des potentats forts de nos seules faiblesses? Le soir même, ils arrivent tous en une heure de temps de la frontière abolie, nous sommes à Hambourg si près des miradors de l'ex RDA... Ils arrivent dans leurs légendaires Trabis brinquebalantes avec chacun 100 deutschmarks en poche, alloués par l'autre Allemagne aux "frangins" récupérés. Une des cousines, hallucinée, me demande au super-marché: "A quoi ça vous sert d'avoir 18 sortes de moutardes?“. C’est vrai, ça. A quoi ça sert sinon à faire tourner le système capitaliste qui nous régit…. Je renonce à parler politique en ce jour de liesse. Les Trabis se garent à côté des Rolls des beaux quartiers de la ville, scènes surréalistes de deux mondes qui s'accostent, s'embrassent, et se congratulent. On rit, on danse, on fraternise: on est heureux d'étreindre l'Histoire. En pleine nuit mon mari se redresse de son sommeil d'Allemand fraîchement réunifié avec l'Est et me crie: "Malika, Malika, réveille-toi… Je viens d’avoir une idée!!! On va pouvoir enfin récupérer la maison du grand-père de l'autre côté de la frontière et dont personne ne voulait! Vite, on va y aller demain. Enfin 300 km sans passer par les miradors, les soldats, les chiens, les tracasseries, les contrôles, youpee!" Car ce village du Papi, enfoui au fond du Mecklembourg, je l’avais visité l’année précédente, flanquée de ma belle-mère et de mon mari. J’avais passé des heures à la frontière, sous l’oeil mauvais des soldats de l’Est, mitrailleuses pointées sur nous, me laissant passer tranquillement, moi, la non-Allemande mais déshabillant les autres et les accablant de questions et de fouilles. Jusqu’à ces tiges prolongées de petits miroirs et caméras qu’ils nous ont passé sous la voiture au voyage de retour, des fois que nous aurions un cousin clandestin épris de liberté et collé sous la carcasse… Je me souviens encore de ces magasins vides et désolants, des étalages de choux-fleurs pourris, de fruits chétifs (c’est quoi, une banane - quel goût a une orange, demandaient les petits cousins)… Le poissonnier, lui, n’ouvrait qu’un jour par semaine, l’essentiel allant sur Berlin, Dresde et Leipzig. Le communisme dans ses derniers soubresauts, mais ça, nous ne le savions pas… Et c'est ainsi que nous nous retrouvons, quelques mois plus tard propriétaires d'une maison enfouie dans un village du Mecklembourg profond où vivent environ 300 citoyens de l'Allemagne de l'Est profonde qui n'ont jamais vu d'étrangers avant mon arrivée. La nouvelle passe comme l'éclair: Une Africaine (sic) arrive! Le premier jour, en vraie bonne femme, je prends ma fille sous le bras et je pars faire des emplettes au village... Une rue, une seule rue mène à la place de la Mairie - car il y a une mairie.. mais rien d'autre: pas de cinéma, pas de super-marché, pas de poste, pas de taxis et - le comble - pas de police! Sous l'ancien régime chacun était un flic en puissance et la peur régnait... Quelques habitants bavardent sur le trottoir mais au fur et à mesure que j'avance, le silence se fait, les visages se figent et me fixent, ébahis. Je n'ose plus parler, mon coeur s'étreint et je me réfugie dans une petite boutique d'alimentation où je découvre un désordre invraisemblable: toutes les denrées sont pêle-mêle, le lait frais en bouteille est par-terre, la crème fraîche aussi, les dates sont toutes périmées, il manque de tout et une saleté évidente recouvre l'ensemble. Vais-je devoir vivre réfugiée à la maison pour ne pas avoir à affronter la curiosité et l'hostilité générales? On tient le coup combien de temps à ce régime frustrant? Le salut, comme la vérité, semblerait sortir de la bouche des enfants. Ce sont des petites filles curieuses qui ont bravé un beau matin le mur-fantôme est-ouest-Maroc pour frapper à notre porte et demander à jouer avec ma petite Anissa. Et ce sont ces mêmes enfants qui m'ont révélé alors que le bruit avait fusé dans le village apeuré que j'étais venue de mon pays avec l'intention de capturer des enfants et ... de les manger (authentique). Et quand ces mêmes enfants, dûment interrogés par leurs parents, ont raconté que je les avais fait jouer, leur avais fait à manger et que je poussais même le degré de civilisation jusqu'à faire moi-même des confitures, le village entier a décrété que si les Allemands de l'Ouest étaient des individus détestables, arrogants qui les traitaient, eux pourtant Allemands, en parents pauvres et demeurés, les Marocains, par contre, étaient un peuple-frère et qu'en conséquence je serais adoptée sur l'heure! On défilait chez moi pour y déposer des sacoches entières de fruits cueillis des jardins du village (puisque je faisais des confitures…), on m’invitait à toutes les fêtes, on notait avec satisfaction que j’allais fleurir les tombes des grands-parents de mon mari et que j’avais donné des jouets pour la salle d’attente de l’unique doc du coin. Et d’aucuns commencèrent à cogiter sur des vacances au Maroc…. Je me suis souvent demandé pourquoi je me suis fondue dans cette société ex-communiste avec autant de facilité avant de comprendre que finalement… ils étaient beaucoup plus proches, en effet, de notre structure de société au Maroc que leurs homologues de l'autre côté du Mur. Séparés en somme par la langue commune.... alors qu'eux et moi nous partagions la vie dans le clan familial, l'importance des rituels et de l’opinion d’autrui. Et moi, la Malika d’origine, j’ai eu l’immense émotion récemment d’accueillir une de ces anciennes petites filles du communisme, venue me voir avec son bébé, et qui m’a raconté fièrement avoir été une des premières, dans ce Mecklembourg réac et xénophobe, à répondre „présent“ pour l’accueil des premiers réfugiés fuyant la Syrie. „Pour moi, les Arabes, c’était d’abord toi chez qui on se réfugiait, nous les gosses, dont personne ne s’occupait vraiment…“. 

Texte de Malika Filali 

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